"Comment on fait pour être humain?"

Photo : Rishabh Dharmani / Unsplash

“Comment on fait pour être humain?”

Pas de platitudes ce matin. Avec sa question brusquement existentielle, mon professeur de philosophie avait clairement l’intention de nous arracher violemment des bras de Morphée, mission impossible dans le petit amphithéâtre sombre et dix degrés trop chaud du collège où j’étais étudiante depuis plus d’un an. 

“Comment on fait pour savoir qu’on est humain?” 

Encore ce silence désengagé. Lentement, il se lève de sa chaise de bois.

“Êtes-vous humain?”

Des réponses positives mais tentatives retentissent comme des petites bulles nerveuses, ici et là.

“Ah oui? Vous êtes certains? Vous ne sonnez pas certains. Qui ici est certain d’être humain? Levez la main.”

Presque toutes les mains finissent par être levées sauf pour quelques étudiant.es. Il pointe vers une élève assise près de lui qui a les bras croisés devant elle, évachée sur l’écritoire de sa chaise.

“Stéphanie, tu n’as pas levé la main. Pourquoi tu n’es pas certaine d’être humaine?”

“Biiieeennn… parce que…” dit Stéphanie, qui a clairement une réaction physique au fait d’être interpellée. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir mal pour elle, ressentir profondément son inconfort. Je me rappelle exactement de cette gêne qu’elle ressent, une gêne qui te chauffe le visage à la parfaite température pour te faire fondre dans le sol, qui déclenche dans ton cerveau et ton tout système nerveux le désir de disparaître dans l’ombre. Ce sentiment active en moi une impulsion et ma bouche se mets à produire du son malgré moi.

“Je sais que je suis humaine parce que je suis ici, avec vous.”

Le professeur tourne la tête et fronce ses yeux pour tenter de trouver la voix responsable pour cette réponse.

“Tu sais que tu es humaine car tu es ici avec nous.”

Cette fois, c’est lui qui laisse flotter un moment de silence inconfortable et je regrette instantanément ma réponse. Ta yeule, pourquoi tu dois toujours avoir une réponse, tu sais rien, ma voix intérieure juvénile et mortifiée me rétorque. Je fond à mon tour dans le sol.

Motho ke motho ka batho babang; Umuntu ngumuntu ngabantu. Un humain est un humain à cause d’autres humains. Je suis car vous êtes1. Un dicton Ubuntu-botho qui nous rappelle notre collectivité. ”

Il prend une très longue gorgée de son énorme tasse de café jetable rouge avant de lancer dans un de ses monologues signatures. 

“Jérémie Cronin. Auteur, poète et politicien révolutionnaire sud-africain. Dans son poème du même titre2 que le dicton, Cronin raconte l’histoire d’un prisonnier qui communique avec un autre prisonnier grâce à un miroir malgré le risque et le danger de l’acte. Comme si cette communication dans le miroir confirmait à la fois leur existence mutuelle et leur redonnait la force de survivre, de poursuivre. Le miroir leur confirmait qu’ils n’étaient pas seuls malgré leur isolement. Ensemble, ils survivraient. Je suis car tu es.

Tu as un corps humain. Tu as un cerveau humain. Ton ADN est humain. Ton reflet dans le miroir est celui d’un humain. Mais un humain seul, sans une communauté d’autres humains avec qui vivre, qui protéger, nourrir, échanger, aimer, apprendre… ça évolue en quoi?”

Après dix-sept ans à tenter de faire partie d’une multitude de communautés et d’y arriver très maladroitement et avec beaucoup de douleur, la réponse semble déjà être en moi, comme une tumeur maligne qui infecte mes pensées.

“Nous sommes tous humains,” il continue. “Mais nous sommes à notre plus humain lorsque nous nous engageons dans des relations avec d’autres humains, lorsqu’on communique, lorsqu’on échange. Ce sont dans ses relations que nous découvrons qui nous sommes, que nous voyons notre personne reflétée dans l’autre, que notre potentiel prend son envol.”

Il se rend au tableau blanc sur la scène et écrit en grosses lettres. C-O-M-M-U-N-A-U-T-É.

“Aujourd’hui et pendant tout ce semestre, vous faites partie de ma communauté. En acceptant de vous joindre à mon cours, nous avons établis un contrat social, une relation de confiance… j’espère en tout cas!” La classe éclate en rires. “Mais nous avons une relation de confiance parce qu’on sait ce qui est attendu de l’un l’autre: je suis votre professeur car vous êtes mes étudiants. Je vous partage mes connaissances sur un sujet d’intérêt qu’on a choisi en commun, peu importe la raison, vous démontrez que vous apprenez en échange d’une note qui contribuera à votre certificat de graduation. Mais ce n’est pas la seule valeur de ce groupe. Regardez autour de vous. Nous sommes une communauté pas seulement parce que vous avez choisi mon cours, mais parce que chacun et chacune d’entre vous avez la chance et le privilège de créer des relations entre vous aussi, entre des gens qui ont des questions philosophiques, qui veulent être plus humains, qui veulent plus de relations, qui veulent être meilleurs. Vous pouvez vous entraider à obtenir pas juste une bonne note dans mon cours mais peut-être obtenir des nouveaux amis. Qui sait, peut-être même un nouveau couple.” Un autre rire collectif, cette fois plus détendu alors que le prof fait un clin d’oeil et un signe de la main à deux étudiantes amourachées cachées pas très discrètement dans une rangée au fond de l’amphithéâtre.

“Alors, je vous repose la question. Comment on fait pour être humain?”

Cette fois, Stéphanie lève sa main. 

“En étant dans une communauté,” elle répond tentativement.

La rejet impulsive et cynique en moi ne peut s’empêcher d’interjecter.

“Et si on n’a pas de communauté qui nous accepte comme on est, on fait quoi?” 

Le professeur me regarde droit dans les yeux, comme s’il attendait ma question depuis le début de la classe. 

“On prend un miroir et on la crée.”

 

1 The Unesco Courier, 2011 “I am because you are” https://en.unesco.org/courier/octobre-decembre-2011/i-am-because-you-are

2 “Motho ke motho ka batho babang” Jérémie Cronin http://www.ronnowpoetry.com/contents/cronin/Motho.html

Rachelle Houde